La Souveraineté Alimentaire vue par le CCFD Terre Solidaire

Jean François Dubost et Lorine Azoulai CCFD Terre Solidaire

L’équipe du SolidaRochelle s’est entrenue pour son édition de mai avec Jean-François Dubost, directeur du plaidoyer et Lorine Azoulai, chargée du plaidoyer Souveraineté Alimentaire au CCFD-Terre Solidaire, afin qu’ils nous expliquent cette notion, les enjeux qui y sont liés et les actions que mènent l’ONG pour faire avancer les réflexions et les actions.
Nous vous laissons prendre connaissance de cet entretien dans son intégralité :

Pouvez-vous nous expliquer ce qu’on entend par souveraineté alimentaire ici et à travers le monde ?

Énoncée simplement, la souveraineté alimentaire est la capacité reconnue aux populations, dans toutes leurs composantes, de pouvoir faire le choix de leur modèle d’alimentation, conformément à leur histoire et leur tradition, leur culture, au plus près des personnes et de leurs besoins. Une population souveraine, donc indépendante, quant aux choix à faire pour garantir à tous ses membres le respect du droit à l’alimentation.

Michael Fakhri, Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation, dans son premier rapport de 2020, disait de la souveraineté alimentaire était un « idéal normatif » qui «

place le pouvoir de décision concernant les éléments clés de la production, de la distribution et de la consommation de denrées alimentaires […] entre les mains des populations locales en premier lieu, des populations nationales en deuxième lieu et des populations internationales en dernier lieu ». Elle est définitivement reliée à la logique de subsidiarité – les décisions sont prises en premier lieu par celles et ceux qui sont les premiers concernés.

Dans un contexte marqué en Europe par l’inflation sur les prix alimentaires notamment, et avec en arrière-plan la crise alimentaire mondiale qui frappe de plein fouet les populations de nombreux pays du Sud, il faut se méfier d’un détournement de ce concept de souveraineté alimentaire par certains responsables politiques. Dans ce contexte, la souveraineté alimentaire est moins un idéal politique de construction des politiques agricoles vertueuses qu’un instrument au service d’une sorte de patriotisme économique et agricole ne s’embarrassant pas de l’inclusion des populations.

Quelle est la différence entre « sécurité alimentaire » et souveraineté alimentaire ?

La sécurité alimentaire évoque la situation dans laquelle tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique, social et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins et préférences alimentaires pour mener une vie saine et active. D’une façon générale, on peut dire que la sécurité alimentaire est un état qui repose sur quatre piliers :

  1. L’accès à la nourriture c’est-à-dire la capacité de produire sa propre alimentation et donc de disposer des moyens de le faire, ou capacité d’acheter sa nourriture et donc de disposer d’un pouvoir d’achat suffisant pour le faire
  2. La disponibilité des aliments, ce qui renvoie aux quantités suffisantes d’aliments
  3. La qualité de l’alimentation grâce à des aliments et des régimes alimentaires sain nutritionnellement et sanitairement parlant, mais aussi adapté aux contextes sociaux culturels locaux 
  4. La stabilité des trois premiers piliers, à savoir la capacité d’accès et donc des prix et du pouvoir d’achat, des disponibilités et de la qualité des aliments et des régimes alimentaires

La souveraineté alimentaire recouvre la question de la sécurité alimentaire mais la transcende en posant la question du modèle alimentaire comme objet politique, c’est-à-dire en questionnant les rapports de dépendance entre États et populations, conduisant inévitablement à la question des politiques d’importation ou au contraire d’exportation, de la préservation des ressources…

La souveraineté alimentaire a donné de l’indépendance aux paysannes, c’est donc aussi une lutte pour les droits des femmes ?

Les paysans font partie des personnes dont les droits sont les plus massivement violés. Leur droit à l’alimentation se trouve particulièrement mis à mal : au moins 75% des personnes souffrant de la faim vivent en zone rurale et sont essentiellement de petit.e.s producteurs.trices. Parmi ces personnes, les femmes sont particulièrement représentées et donc frappées par les conséquences de politiques nationales agricoles exportatrices et créatrices de dépendances également en cas d’importation forte de semences, d’intrants… et non respectueuses des cultures, traditions, besoins locaux. Aux antipodes de ce modèle subi, la souveraineté alimentaire est en effet naturellement un outil au service des droits des femmes, en particulier des paysannes.

Qu’est ce qu’ a apporté le forum de Nyéléni qui a lieu en 2007 au Mali ?
Pourquoi est il en opposition avec les positions de l’ OMC ? Et de la PAC ?

La Déclaration de Nyéléni, prononcée en 2007 au cours d’un Forum Mondial sur la souveraineté Alimentaire actualise la notion de la souveraineté alimentaire en la qualifiant de « droit des peuples à une alimentation saine, dans le respect des cultures, produite à l’aide de méthodes durables et respectueuses de l’environnement, ainsi que leur droit à définir leurs propres systèmes alimentaires et agricoles ». Ce dernier texte introduit par ailleurs, de manière pertinente, l’idée d’une résistance aux différentes formes de domination qui pèsent sur les systèmes alimentaires et agricoles : « L’impérialisme, le néolibéralisme, le néocolonialisme et le patriarcat ainsi que tous les systèmes qui appauvrissent la vie, les ressources et les écosystèmes mais aussi leurs promoteurs, tels que les institutions financières internationales, l’Organisation Mondiale du Commerce, les accords de libre-échange, les multinationales et les gouvernements ennemis des peuples ».

L’Organisation mondiale du commerce soutient la libéralisation des marchés. Elle défend la théorie de la concurrence pure et parfaite, qui permettrait aux marchés de s’équilibrer naturellement.

Or en pratique, la concurrence entre les pays est très imparfaite, puisque les conditions de production sont très diverses. Tandis que certains pays soutiennent leurs filières (aides à l’investissement, exonérations fiscales, aides couplées pour certaines productions, etc.), d’autres ne sont pas en capacité économique d’avantager leurs filières à la même hauteur. Pire, les pays défavorisés sur le plan économique sont aussi ceux qui subissent le plus les conséquences du changement climatique, c’est la double peine. Dans ce contexte, on peut considérer que les pays du Sud subissent une concurrence déloyale, dont les conséquences sont catastrophiques, à la fois sur leurs filières locales, leurs habitudes alimentaires et, in fine, leur souveraineté alimentaire.

Prenons l’exemple de la poudre de lait écrémé que l’Europe exporte vers l’Afrique de l’Ouest :

  • la production laitière européenne bénéficie de soutiens économiques (aides de la PAC, entre autres),

  • elle continue à externaliser ses coûts environnementaux (achat d’aliments pour bétail issus de la déforestation, pollutions liées aux effluents d’élevages, entre autres)

  • et l’industrie laitière achète le lait aux éleveurs à un coût très bas.

L’Europe et les pays ouest-africains vers lesquels elle exporte étant membres de l’OMC, les barrières douanières pour ce produit sont très faibles, si bien que les poudres de lait écrémé qui arrivent en Afrique de l’Ouest peuvent coûter jusqu’à 30% moins cher que le lait frais produit localement, une aberration ! Résultats : les éleveurs ouest-africains ferment boutiques, et la population s’habituent à la consommation de poudres écrémées (souvent ré-enrichies à l’huile de palme) dont les qualités nutritionnelles sont bien moindres.

La mise en place de barrières douanières plus élevées (c’est à dire, de taxes sur les produits importées) permettrait de protéger les filières locales des pays du Sud. Malheureusement, c’est plutôt la direction inverse vers laquelle nous allons : une quasi-suppression de l’ensemble des barrières tarifaires aux échanges commerciaux.

Si l’OMC a clairement encouragé la libéralisation et la dérégulation des marchés, il existe toutefois des dispositifs de protection des marchés, très peu utilisés (car méconnus, ou par peur des retombées géopolitiques que leur usage pourrait risquer).

Si l’on considère l’OMC comme un espace de dérégulation des marchés, c’est effectivement un obstacle à la souveraineté alimentaire de nombreux pays qui ne peuvent pas lutter contre le dumping alimentaire qu’ils subissent. Néanmoins, si l’OMC reconnaît que deux produits manufacturés dans des conditions sociales et environnementales totalement différentes ne peuvent pas être considérés comme similaires sur le marché (jusqu’à présent, seule la différence de qualité des produits compte), la donne pourrait changer.

En ce qui concerne la PAC : La majorité des aides PAC est versée indifféremment du type ou du mode de production. Même s’il existe ce que l’on appelle une “conditionnalité” (ensemble de règles à respecter pour être bénéficiaire de la PAC), elle n’est pas réellement contraignante, ni sur les aspects environnementaux, ni sur les aspects sociaux. Dans la pratique, c’est la plus grosse exploitation qui touche le plus d’aides.

La PAC pose un problème en matière de souveraineté alimentaire à deux niveaux :

  • Au niveau européen, elle n’encourage pas les systèmes agricoles et alimentaires plébiscités par les citoyens, à savoir des systèmes durables, affranchis de leur dépendance aux intrants (aliments pour bétail importés, engrais et pesticides chimiques), résilients face aux changements climatiques, suffisamment variés pour fournir une alimentation saine et équilibrée, qui respecte le bien-être animal, etc.
  • Pour les pays tiers vers lesquels l’Europe exporte, la PAC représente une subvention indirecte aux exportations. En effet, à partir du moment où une production européenne est subventionnée, et que cette subvention n’est pas restituée à l’export, elle est considérée comme une forme de concurrence déloyale.

Il existe pourtant dans la PAC des mécanismes qui pourraient mieux répondre aux attentes sociétales, et aux enjeux environnementaux et de solidarité internationale. Par exemple, le règlement OCM (Organisation Commune du Marché) dispose d’une boîte à outils permettant de mieux réguler le marché, limitant ainsi le risque de surproduction (qui fait chuter le prix de vente pour les producteurs européens, et augmente le dumping alimentaire dans les pays tiers). D’autres types d’aides (aides à la conversion et au maintien de l’Agriculture Biologique, aides couplées à la production de protéines végétales) pourraient davantage orienter les systèmes agricoles vers la demande alimentaire, mais ne représentent à l’heure actuelle qu’une infime partie de l’enveloppe totale de la PAC, qui, rappelons-le, représente le plus gros budget de l’UE.

Pouvez-vous nous en dire plus sur le comité international de planification pour la souveraineté alimentaire ?
Le comité de la sécurité alimentaire mondiale est une instance atypique au sein des institutions internationales. C’est un comité intergouvernemental des Nations Unies chargé des questions de sécurité alimentaire et de nutrition. Créé en 1974, puis réformé après les émeutes de la faim, la plus value du CSA est qu’il permet de réellement impliquer dans l’ensemble de ses décisions les pays et populations les plus affectés par l’insécurité alimentaire, en se basant sur une approche par les droits.

C’est ainsi l’espace international le plus inclusif existant pour lutter contre la faim dans le monde. Lieu de dialogue et de négociation, il implique tous les acteurs impliqués dans le domaine de la sécurité alimentaire et la nutrition :
les gouvernements
la société civile (organisations de producteurs, peuples autochtones et ONG)
le secteur privé international
– les instituts de recherche
les institutions financières internationales
– les organisations des Nations Unies (FAO, PAM…)
les fondations
Toutefois seuls les États y disposent d’un droit de vote.

Quels sont les mouvements qui encouragent la souveraineté alimentaire ?
Au niveau français, le collectif Nourrir qui réunit plus de 50 organisations paysannes, environnementales, de citoyens-consommateurs et de solidarité internationale milite pour la réalisation de la souveraineté alimentaire, ici comme partout dans le monde.

A l’international, de nombreuses organisations de la société civile et organisations de producteurs militent pour la souveraineté alimentaire, on peut citer en premier lieu la Via Campesina, qui a présenté le concept lors du sommet de l’alimentation organisé à la FAO en 1996. Le concept a ensuite été repris par divers mouvements, notamment des mouvements paysans qui œuvrent en faveur de l’agroécologie paysanne1.

Croyez-vous que le lancement des négociations à propos d’un nouvel instrument international de droits humains pour protéger les droits des paysans va aboutir ?

Aujourd’hui seule une déclaration relative aux droits des paysans a été adoptée par les Etats. Les déclarations reconnaissent des droits mais ne sont pas contraignantes pour les Etats : ils peuvent la signer et ne pas prendre les mesures pour faire en sorte que ces droits passent de la lettre à la vie.

Un traité, une convention, est un texte juridique qui contraint les Etats. Ces derniers s’engagent à le respecter et sont tenus de le faire. Les droits qu’ils protègent peuvent être utilisés devant les cours et tribunaux de justice. Les paysans et paysannes peuvent alors les revendiquer.

La Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (Déclaration UNDROP) a été adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies en 2018. Ce texte a pour objectif de renforcer les droits des personnes vivant en zone rurale, les paysans, les travailleurs agricoles, en particulier les femmes, qui sont les premières victimes de la faim, de l’extrême pauvreté, des expulsions forcées, des déplacements et de la criminalisation. Cette déclaration renforce le cadre de travail des organisations qui défendent les droits des paysans.

Quelle est l’action du CCFD sur cette question, quels sont ces liens avec ces mouvements et son rôle pour faire avancer les discussions au niveau international ?

Le CCFD-Terre Solidaire dispose de trois leviers d’action sur ce sujet comme sur les autres thématiques sur lesquelles il intervient, la création de partenariats avec des acteurs des société civiles des pays du Sud, l’action de plaidoyer auprès des décideurs pour défendre notre vision et promouvoir des solutions qui lui sont conformes, la mobilisation des citoyens dans une perspective d’éducation à la solidarité internationale.

A l’aide de ce triptyque, nous promouvons le développement et la multiplication d’expérimentations et initiatives qui s’inscrivent dans la transition vers un système alimentaire et agricole durable, juste et territorialisé, au travers de pratiques agroécologiques paysannes et solidaires. Nous renforçons également les dynamiques collectives d’apprentissage et de promotion de l’agroécologie paysanne comme vecteur de transformation écologique, sociale et économique.

Au travers d’un travail de contact et d’influence des décideurs politiques, nous luttons contre les politiques et initiatives, publiques comme privées, qui mettent en péril la souveraineté alimentaire en interpellant les autorités nationales et internationales, nous sommes régulièrement présents aux sessions du Comité sur la sécurité alimentaire à cette fin. Enfin, nous impliquons sur tous ces sujets les citoyens et citoyennes au travers de proposition de mobilisation et de programme de sensibilisation.

1 https://www.coordinationsud.org/document-ressource/afrique-de-louest-les-reseaux-mobilises-pour-defendre-lagroecologie/

Compétences

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Posté le

1 mai 2023

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